41.         Amarres larguées !

 

Notre première escale nous ramena en Écosse, où Jamie comptait embarquer Fergus et les quelques contrebandiers qu'il lui avait demandé de rassembler. Ces derniers, tous des hommes de la mer, devaient intégrer l'équipage de l’Artémis, à court de marins du fait de la saison tardive.

— On n'a aucune idée de ce qui nous attend aux Antilles, Sassenach, m'avait-il expliqué. Je me vois mal affrontant seul une bande de pirates.

Cape Wrath était un port de pêche à la pointe nord-ouest de l'Écosse. Autour de nous ne mouillaient que quelques chalutiers, et un ketch amarré à l'écart à un ponton en bois. Il y avait néanmoins une taverne où l'équipage de l’Artémis tuait bruyamment le temps en attendant l'arrivée des renforts. Le capitaine Raines, un petit homme rondelet d'un certain âge, passait le plus clair de son temps sur le pont, surveillant d'un œil inquiet le ciel de plomb et, de l'autre, le baromètre qui ne cessait de descendre.

Jamie arpentait la jetée malgré la pluie glacée, ne remontant à bord que pour les repas. Le retour entre Le Havre et l'Écosse ne s'était guère mieux passé que l'aller et je savais qu'il envisageait les longs mois de notre traversée avec une profonde angoisse. Parallèlement, le sort de son neveu lui rongeait les sangs. Cela faisait presque un mois que Petit Ian avait été enlevé. Nous étions fin décembre, et toujours en Écosse, à quelques lieues seulement de l'île aux phoques.

Les contrebandiers firent leur apparition tard dans la matinée du lendemain de notre arrivée. Ils étaient six, longeant la grève en file indienne sur leurs poneys.

— Le premier, c'est Raeburn, annonça Jamie, une main en visière. Derrière lui vient Kennedy, puis Innes, on le reconnaît facilement parce qu'il lui manque un bras, tu vois ? Ensuite, c'est Meldrum. MacLeod est monté en selle derrière lui. Ils ne se séparent jamais, ces deux-là. Et le dernier, c'est... Gordon, ou Fergus ?

— Ce ne peut être que Gordon, opinai-je. Il est bien trop gros pour que ce soit Fergus.

— Où est Fergus ? s'enquit Jamie dès que les hommes eurent atteint le quai.

Raeburn avala le morceau de pain qu'il était en train de manger avant de répondre :

— Il m'a dit qu'il avait encore une affaire à régler et qu'il nous rejoindrait plus tard. Il m'a chargé de prévenir Meldrum et MacLeod parce qu'ils étaient partis à la pêche et que... 

— Quelle « affaire » ? l'interrompit Jamie.

L'autre se contenta de hausser les épaules et Jamie se mit à marmonner des imprécations dans sa barbe contre son protégé.

L'équipage étant enfin au complet, les préparatifs pour le grand départ battirent leur plein. Le pont fut prit d'assaut par une armée d’hommes affairés, s'agitant de droite à gauche dans une confusion organisée.

— Nous devons partir avant ce soir, annonça le capitaine d'un ton aimable mais ferme. Si nous attendons encore, nous risquons d'être bloqués au port par les tempêtes. En outre, il va bientôt geler.

— Oui, je sais, répondit Jamie sans quitter la grève des yeux. Faites pour le mieux. Nous partirons quand vous le souhaiterez.

Quelques heures plus tard, le navire appareillait, mais toujours aucun signe de Fergus. Les écoutilles étaient fermées, les lignes de front et de file soigneusement enroulées, les voiles hissées. Six hommes sautèrent sur le quai pour libérer les amarres.

Sentant que Jamie avait le cœur gros, je posai la main sur son épaule.

— Tu ferais mieux de descendre dans la cabine, lui suggérai-je doucement. Je vais te préparer une infusion au gingembre.

Nous étions déjà dans l'escalier quand nous entendîmes un bruit de galopade sur les quais.

— Ah ! Le voilà enfin, cet idiot ! soupira Jamie avec soulagement.

Il grimpa les marches quatre à quatre et me précéda sur le pont. Je l'entendis crier :

— C'est bon, capitaine, nous pouvons partir... Suivi immédiatement de …

— ... quoi ? Mais qu'est-ce que ça signifie ? Surgissant derrière lui, je vis ce qui avait provoqué son cri effaré : Fergus était en train d'aider une jeune fille à escalader le bastingage. Les longs cheveux blonds de cette dernière volaient au vent. Elle atterrit lourdement sur le pont et je la reconnus avec stupeur : c'était Marsali, la fille de Laoghaire.

Jamie fondit sur eux et les rejoignit en deux enjambées :

— Qu'est-ce qu'elle fiche ici ? tonna-t-il.

Fergus avança courageusement d'un pas, venant se placer devant Marsali. Il semblait à la fois effrayé et excité.

— C'est ma femme ! répondit-il. Nous venons de nous marier.

— » Marier » !

Jamie mit les poings sur ses hanches et Fergus recula inconsciemment d'un pas, manquant écraser les orteils de sa bien-aimée.

— Qu'est-ce que tu entends par «marier» ? gronda Jamie.

Je crus tout d'abord que c'était là une question purement rhétorique mais, comme d’habitude, j'avais un train de retard.

— Tu l'as déflorée ? reprit-il.

Me tenant derrière lui, je ne voyais pas son visage, mais, à en juger par la figure exsangue de Fergus, je pouvais aisément l'imaginer.

— N-n-n-on, milord, balbutia-t-il.

Au même moment, Marsali releva le menton et lança sur un ton de défi :

— Si ! Parfaitement !

Entre-temps, l’Artémis s'était mis en branle. Le navire semblait prendre vie sous nos pieds, ses voiles gonflées. Quelques minutes à peine s'étaient écoulées depuis l'arrivée des tourtereaux sur le pont, et nous avions déjà parcouru une bonne distance. Jamie lança un regard désemparé vers le rivage qui s'éloignait rapidement. Le mascaret portait le navire vers le large et il était trop tard pour ramener la jeune fille au port. D'un geste sec du menton, il indiqua l'échelle qui menait aux ponts inférieurs.

— Descendez, tous les deux ! ordonna-t-il.

Assis sur notre couchette dans notre minuscule cabine, les deux amoureux se pressèrent l'un contre l'autre en se tenant la main.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? demanda Jamie.

— Mais c'est la vérité, milord ! Nous nous sommes mariés.

— Ah oui ? rétorqua Jamie avec un profond scepticisme. Et qui vous a mariés ?

Les deux jeunes gens échangèrent un regard gêné et Fergus se mordit la lèvre avant de répondre :

— Nous-mêmes.

— Devant témoins, ajouta précipitamment Marsali. Son teint rose contrastait avec la pâleur de Fergus.

Elle avait le visage ovale de sa mère, mais elle devait tenir son petit menton résolu de son père. Elle glissa la main dans son décolleté, en extirpa un morceau de papier froissé.

— J'ai ici notre contrat avec les signatures, annonça-t-elle.

Jamie émit un grognement agacé. Les lois écossaises autorisaient un couple à se marier en se tenant simplement la main devant témoins et en se déclarant eux-mêmes mari et femme.

— Aux yeux de l'Église, ce contrat n'est pas valable, objecta Jamie. Le navire doit faire une dernière escale à Lewes pour s'approvisionner en eau potable. Marsali y débarquera. Je la ferai raccompagner chez sa mère par deux marins.

— Pas question ! s'écria la jeune fille. Je pars avec Fergus !

— Tu débarqueras ! rugit Jamie. Tu n'as donc aucune pitié pour ta pauvre mère ? Tu n'as pas honte de t'être enfuie comme ça, sans rien dire... 

— Je lui ai envoyé une lettre d'Inverness, rétorqua Marsali. Dedans, je lui ai annoncé que j'avais épousé Fergus et que je partais avec vous pour les Antilles.

— Avec nous ! Seigneur Jésus ! Elle va penser que c'est moi qui ai tout organisé !

— Euh... je... hésita Fergus, j'ai demandé à Mme Laoghaire de m'accorder la main de Marsali le mois dernier, quand je suis rentré à Lallybroch.

— J'imagine sa réponse ! dit Jamie en levant les yeux au ciel.

— Elle a répondu qu'il n'était qu'un sale bâtard ! s'indigna Marsali. Un délinquant ! et un... et un... 

— Mais c'est un bâtard et un délinquant, l'interrompit Jamie. Et un infirme sans le sou, comme ta mère l'aura sans doute remarqué.

— Je m'en fiche ! Je le veux !

Elle saisit la main valide de son bien-aimé et lui adressa un regard lourd de tendresse.

Pris de court, Jamie se gratta le menton. Puis il inspira profondément et repartit à la charge.

— Quoi qu'il en soit, tu es trop jeune.

— J'ai quinze ans ! répliqua-t-elle. C'est assez pour se marier !

— Et lui en a trente ! Je suis désolé, petite, mais je ne peux pas te laisser faire. En plus, le voyage est bien trop dangereux.

— Tu l'emmènes bien, elle !

Elle pointa un doigt méprisant dans ma direction.

— Laisse Claire en dehors de ça ! Ce qu'elle fait ne te regarde pas.

— Ah oui ! Tu as abandonné ma mère pour une traînée anglaise, faisant d'elle la risée de toute la région. Ça ne me regarde pas, peut-être ?

Marsali frappa le plancher du talon avant d'ajouter :

— ... Et tu as le culot de me dire ce que j'ai à faire ?

— Parfaitement, rétorqua Jamie. Tu n'as pas à te mêler de mes affaires.

— Tu n'as qu'à ne pas te mêler des miennes !

Alarmé, Fergus tenta de l'apaiser.

— Marsali, mon cœur, tu ne dois pas parler à milord sur ce ton. Il veut seulement... 

— Je lui parlerai comme je le voudrai, ce n'est que mon beau-père !

— Tais-toi !

Surprise par la véhémence de son ton, Marsali tressaillit. Il ne mesurait que quelques centimètres de plus qu'elle, mais il possédait une certaine autorité naturelle qui le faisait paraître beaucoup plus grand.

— S'il te plaît, mon ange, dit-il plus calmement, rassieds-toi.

La prenant doucement par les épaules, il la força à regagner sa place sur la couchette.

— Milord est plus qu'un père pour moi, lui expliqua-t-il. Je lui dois la vie. En outre, quoi qu'en pense ta mère, n'oublie pas que c'est lui qui vous a fait vivre et vous a protégées pendant toutes ces années, toi et ta sœur. Tu lui dois au moins le respect.

Marsali le fusilla du regard et se mordit les lèvres. Puis elle baissa enfin la tête.

— Pardon, papa, dit-elle d'une petite voix.

— Je te pardonne, grogna Jamie. Mais cela ne change rien, Marsali, je dois te renvoyer chez ta mère.

— Je n'irai pas.

Elle était moins véhémente, mais son menton pointait toujours en avant avec résolution. Elle lança un regard vers Fergus, puis vers Jamie.

— Il prétend que nous n'avons pas couché ensemble, mais c'est faux. En tout cas, je dirai que c'est faux. Si tu me renvoies à la maison, je raconterai à tout le monde qu'il m'a dépucelée. Alors, à toi de choisir : soit je serai mariée, soit je serai déshonorée.

Elle s'exprimait avec détermination. Jamie soupira et ferma les yeux.

— Seigneur, délivre-nous des femmes ! siffla-t-il entre ses dents. D'accord ! Tu as gagné. Mais si tu veux te marier, tu le feras convenablement, devant un prêtre. On vous en trouvera un aux Antilles. Jusque-là, pas question que Fergus te touche. C'est bien compris ?

— Oui, milord ! dit Fergus, ne cachant pas sa joie. Merci infiniment !

Marsali plissa les yeux, mais, constatant que Jamie n'était pas impressionné, elle inclina la tête humblement, me jetant de biais un bref regard victorieux.

— Oui, papa ! dit-elle d'une douce voix.

La fugue amoureuse de Fergus et de Marsali avait provisoirement détourné l'attention de Jamie des mouvements du navire, mais cet effet palliatif ne dura pas. Il tint bon quelque temps, verdissant à vue d'œil, refusant de quitter le pont tant que les côtes écossaises étaient encore visibles.

— Je ne les reverrai peut-être jamais, dit-il d'une voix morne tandis que je tentais de le convaincre de descendre dans la cabine.

Accoudé au bastingage par-dessus lequel il venait de vomir, il fixait la ligne noire des falaises que l'on apercevait encore, loin derrière nous.

— Mais si, tu les reverras, dis-je avec assurance. Je ne sais pas quand, mais je sais que tu reviendras.

Il se tourna vers moi, perplexe, puis un faible sourire se dessina sur ses lèvres.

— Tu as vu ma tombe, n'est-ce pas ? demanda-t-il doucement.

J'hésitai, mais comme il ne semblait pas bouleversé outre mesure, je hochai la tête.

— Ce n'est pas grave, dit-il. Simplement... ne me dis pas la date, je préfère ne pas savoir.

— J'aurais du mal, il n'y en avait pas. Juste ton nom et le mien.

— Le tien ?

J'acquiesçai de nouveau, sentant ma gorge se nouer au souvenir de la stèle en granit. C'était ce qu'on appelait une « tombe conjugale » : deux quarts de cercle enchâssés l'un dans l'autre pour former une arche.

— Elle portait ton nom complet, dis-je. C'est comme ça que j'ai su que c'était toi. Sous ton nom était gravé : « Tendre époux de Claire. »

II hocha lentement la tête, le regard perdu dans le lointain.

— Au moins, cela signifie que je reviendrai en Écosse et que je serai toujours marié avec toi. Dans ce cas, la date n'a pas vraiment d'importance.

Il esquissa un sourire las avant d'ajouter :

— Cela veut également dire que nous allons retrouver Petit Ian sain et sauf, Sassenach, parce qu'il n'est pas question que je remette un pied en Écosse sans lui.

— On le retrouvera, l'assurai-je.

Je n'en étais pas franchement persuadée, mais je vins néanmoins m'accouder à son côté. Glissant la main sous son bras, je regardai l'Écosse s'éloigner lentement.

À  la tombée du soir, les derniers rochers d'Écosse avaient disparu et Jamie, grelottant de froid et blanc comme un linge, accepta enfin de descendre se coucher. Ce ne fut qu'alors que je me rendis compte des effets secondaires de l'ultimatum adressé à Fergus.

Hormis celle du capitaine, il n'y avait que deux petites cabines privées. Puisque Fergus et Marsali n'avaient pas le droit de dormir ensemble tant que leur union n'avait pas été dûment bénie, Jamie et Fergus devaient en occuper une, tandis que Marsali et moi partagions l'autre. Le voyage promettait d'être long à plus d'un égard.

J'avais espéré que le mal de mer de Jamie s'atténuerait lorsqu'il ne verrait plus la ligne d’horizon se balancer au loin, mais je m'étais trompée.

— Encore ? s'exclama Fergus en se redressant sur un coude au milieu de la nuit. Mais comment peut-il ? Il n'a rien avalé de la journée !

— Demande-le-lui ! rétorquai-je.

Essayant de conserver mon équilibre, j'emportai la bassine de l'autre côté de la cabine.

— Laissez-moi vous aider, milady, proposa galamment Fergus en sautant au pied de sa couchette.

Il trébucha et alla s'écraser tête la première contre la cloison en bois.

— Vous devriez dormir un peu, milady, reprit-il en se massant le front. Je vais veiller sur lui.

— C'est que... 

Son offre était tentante. La journée avait été longue.

— Va, Sassenach, grogna Jamie dans un râle d'agonie. Il me fixait d'un œil glauque, le visage trempé de sueur.

De toute façon, je ne pouvais pas grand-chose pour lui. Il n'existait pas de remède connu contre le mal de mer. Il n'y avait plus qu'à prier pour que Jared ait raison. Il affirmait que les choses iraient mieux une fois que l’Artémis voguerait dans la houle plus profonde de l'Atlantique.

— D'accord, capitulai-je. Tu te sentiras peut-être mieux demain.

Jamie ouvrit un œil, puis le referma aussitôt.

— Si je suis encore en vie, gémit-il.

Sur cette note optimiste, je sortis dans la coursive sombre et trébuchai contre la forme prostrée de M. Willoughby, couché devant la porte. II émit un grognement surpris, puis, constatant que ce n'était que moi, entra à quatre pattes dans la cabine de son maître. Ne prêtant pas attention aux protestations de Fergus, il s'enroula au pied du lit et se rendormit aussitôt, avec une expression de béatitude.

Ma propre cabine était de l'autre côté du couloir, mais je m'arrêtai quelques instants sous le caillebotis qui recouvrait la cage d'escalier, inhalant de grandes bouffées d'air frais. Autour de moi, s'élevait une extraordinaire variété de bruits : le vent sifflait, les gréements cliquetaient, les voiles claquaient, le bois craquait... Quelque part au loin, j'entendis un marin crier.

Malgré le vacarme et l'air froid qui filtrait dans la coursive, Marsali était déjà profondément endormie, silhouette sombre sur l'une des couchettes. C'était aussi bien, je n'aurais pas besoin de me creuser la tête pour entretenir la conversation. Malgré moi, je ressentais de la compassion pour cette jeune fille. Ce n'était sans doute pas là la nuit de noces dont elle avait rêvé. Il faisait trop froid pour se déshabiller. Je me glissai telle quelle sur ma couchette et écoutai les bruits du navire autour de moi. Bercée par le chuchotement du vent et les râles lointains de Jamie vomissant de l'autre côté du couloir, je m'endormis bientôt paisiblement.

L’Artémis était plutôt bien entretenu, pour un navire, mais lorsqu'on entassait trente-deux hommes et deux femmes dans un espace de vingt-cinq mètres de long sur sept mètres de large, avec six tonnes de peau grossièrement tannées, quarante-deux barils de soufre et assez de feuilles de cuivre pour en tapisser le Queen Mary, l'hygiène en prenait forcément un coup.

Le deuxième jour, j'avais déjà tué un rat (un petit rat, de l'avis de Fergus) dans une des cales en allant chercher mon coffret à remèdes. Il y avait de légers grattements la nuit dans notre cabine et, lorsque j'allumais la lanterne, j'apercevais des dizaines de cafards courant se réfugier dans les recoins sombres.

Les latrines, deux minuscules réduits nichés dans la proue, consistaient en tout et pour tout en deux planches espacées d'une fente stratégique, suspendues au-dessus des vagues bouillonnant quelques mètres plus bas, de sorte que l'utilisateur se voyait souvent gratifier d'une soudaine douche d'eau de mer au moment le plus inopportun. Outre les rations de porc salé et de biscuits secs, je soupçonnais fortement que ce traitement inhumain était probablement responsable de la constipation dont souffraient la plupart des membres de l'équipage.

M. Warren, le lieutenant, m'assura fièrement que les ponts étaient lavés à grande eau tous les matins, les cuivres astiqués et les quartiers soigneusement récurés. Et cependant, tout le ménage du monde ne pouvait déguiser le fait que sur les trente-quatre personnes entassées sur le petit navire, une seule se lavait.

Compte tenu de ces circonstances, j'eus littéralement le souffle coupé lorsque, le matin de notre second jour de voyage, j'ouvris la porte de la cuisine en quête d'eau chaude.

Je m'étais attendue à y trouver la même atmosphère sombre, empestant le renfermé, que dans les cabines et les cales. Or je fus aveuglée par les rayons du soleil qui filtraient par le caillebotis et se reflétaient sur des batteries de casseroles au cuivre si lustré qu'il paraissait rose. Clignant des paupières, je constatai que tous les murs étaient tapissés de solides étagères et de placards, capables d'amortir le roulis des mers les plus déchaînées.

Des flacons d'épices en verre bleu et vert, chacun soigneusement protégé par un étui en feutre, vibraient doucement sur les étagères. Dessous, deux rangées de couteaux, de hachoirs et de brochettes — de quoi dépecer une carcasse de baleine — se balançaient à l'unisson, lançant des éclats de lumière argentée. Au fond de la cuisine, une épaisse planche était suspendue par des chaînes aux poutres du plafond, supportant des cloches de verre posées sur des assiettes plates dans lesquelles on avait mis des navets à germer. Une grosse marmite mijotait sur le dessus du fourneau, dégageant un parfum agréable. Au milieu de toute cette splendeur immaculée se tenait le cuisinier, m'inspectant d'un regard torve.

— Dehors ! tonna-t-il.

— Bonjour ! répondis-je le plus cordialement du monde. Je m'appelle Claire Fraser.

— Dehors ! répéta-t-il sur le même ton.

— Je suis Mme Fraser, la femme du subrécargue. Je serai également médecin du bord pendant la traversée. Je viens chercher vingt litres d'eau bouillante pour nettoyer les latrines, si cela ne vous dérange pas trop.

Ses petits yeux bleus se rapetissèrent encore.

— Et moi, déclara-t-il, je suis Aloysius O'Shaughnessy Murphy, cuisinier du bord. Je vous demanderai d'ôter vos pieds sales de sur mon plancher que je viens de briquer. Je ne veux pas de femmes dans ma cuisine.

Il portait un chiffon noué en turban sur sa tête. Il était un peu plus petit que moi, mais compensait par un tour de taille qui devait bien faire un mètre de plus que le mien, avec des épaules de sumo et un crâne fuselé en obus posé de manière incongrue sur un cou de taureau. Une jambe en bois complétait le tableau.

Je reculai d'un pas, sans rien perdre de ma dignité, et m'adressai à lui depuis la relative sécurité du couloir.

— Dans ce cas, dis-je d'une voix mielleuse, pourriez-vous demander à l'un des matelots de me monter l'eau bouillante ?

— Peut-être, convint-il, ou peut-être pas. Là-dessus, il me tourna le dos et entreprit de découper un gigot d'agneau, armé d'un fendoir et d'une masse. Je restai un moment dans le couloir, ne sachant pas trop comment m'y prendre. Les coups de masse résonnaient sur le comptoir en bois. M. Murphy tendit la main vers ses étagères et saisit un des flacons, saupoudrant généreusement son contenu au-dessus de la viande. Une bonne odeur de sauge sèche se répandit dans la cuisine, suivie du parfum acre d'un oignon fraîchement haché. Manifestement, l'équipage de l’Artémis ne se nourrissait pas uniquement de porc salé et de biscuits secs. Cela expliquait sans doute la silhouette en forme de poire du capitaine Raines. J'avançai la tête dans la cuisine, prenant soin de garder les pieds dans le couloir.

— De la cardamome, proposai-je fermement. De la noix muscade, entière. Séchée cette année. Des extraits d'anis frais. Des racines de gingembre, deux grosses, sans taches.

Je marquai une pause. M. Murphy s'était arrêté de marteler sa cuisse d'agneau et attendait, sa masse en suspens.

— Et... ajoutai-je, une demi-douzaine de cosses de vanille entières. De Ceylan.

Il se tourna lentement vers moi, essuyant ses mains sur son tablier.

— Du safran ? demanda-t-il prudemment.

— Quinze grammes, répondis-je prestement.

Il inspira profondément, une lueur de concupiscence brillant au fond de ses petits yeux bleus.

— Il y a un paillasson à côté de vous dans le couloir, annonça-t-il. Essuyez soigneusement vos semelles avant d'entrer.

Après avoir épuisé toute l'eau chaude disponible pour nettoyer un des lieux d'aisances, je rinçai mes mains avec de l'alcool et traversai le couloir pour prendre des nouvelles de Jamie. Marsali et moi avions la plus grande des deux cabines, un peu moins de quatre mètres carrés sans compter les couchettes. Celles-ci n'étaient que des niches d'un mètre soixante de long. Marsali y tenait tout juste, mais j'étais obligée de dormir en chien de fusil et me réveillais immanquablement les jambes ankylosées.

Les couchettes des hommes étaient similaires et Jamie y était recroquevillé comme un escargot dans sa coquille. De l'animal en question, il avait d'ailleurs la couleur. Il ouvrit un œil vaseux en m'entendant entrer et le referma aussitôt.

— Ça ne va pas fort, hein ?

— Non.

Je lissai tendrement ses cheveux en arrière, mais il avait l'air trop misérable pour le remarquer.

— D'après le capitaine Raines, la mer sera plus calme demain.

Elle n'était pas particulièrement houleuse pour le moment, mais l'on sentait néanmoins le roulis.

— Peu m'importe, dit-il en ouvrant les yeux. Demain, je serai mort, j'espère.

— Tsss... le sermonnai-je. Le mal de mer n'a jamais tué personne. Enfin... pas à ma connaissance.

Il rouvrit les yeux et se redressa péniblement sur un coude.

— Claire, tu dois faire attention. J'aurais dû t'en parler avant mais je n'ai pas voulu t'inquiéter. Je pensais que... 

J'eus juste le temps d'approcher la bassine.

— Qu'aurais-tu dû me dire ? l'interrogeai-je quelques instants plus tard.

— Demande à Fergus, dit-il dans un râle. Dis-lui que c'est moi qui t'ai demandé de l'interroger. Et dis-lui aussi qu'Innes n'est pas dans le coup.

— Mais de quoi parles-tu ? m'inquiétai-je.

Je n'avais jamais entendu dire que le mal de mer faisait délirer.

— Innes, répéta-t-il. Ce ne peut pas être lui. Il ne cherche pas à me tuer.

De plus en plus inquiète, j'essuyai son front trempé. Il n'avait pas de fièvre et son regard était clair.

— Qui veut te tuer ?

— Je ne sais pas.

Un spasme le parcourut et il serra les mâchoires pour se retenir.

— Demande à Fergus, répéta-t-il quand il fut à nouveau en mesure de parler. Discrètement. Il te le dira.

Je commençai à paniquer. Je n'avais pas la moindre idée de ce dont il parlait, mais s'il était en danger, je n'allais pas le laisser seul.

— Je vais attendre ici qu'il redescende dans la cabine, annonçai-je.

Il glissa une main tremblante sous son oreiller et en sortit sa dague qu'il serra contre son torse.

— Je ne risque rien, Sassenach. Ils ne tenteront rien tant qu'il fait jour, s'ils tentent quelque chose.

Je n'étais pas rassurée pour autant, mais il ne semblait y avoir rien à faire. Il était allongé, tenant son arme sur son sein comme un gisant.

— Va, murmura-t-il en remuant à peine les lèvres.

En sortant de la cabine, j'aperçus une silhouette bougeant dans la pénombre du couloir. Je sursautai, puis reconnus M. Willoughby, accroupi, le menton posé sur les genoux.

— Très vénérable première épouse pas avoir peur, m'assura-t-il dans un chuchotement. Moi veiller.

— Bien, chuchotai-je à mon tour. Continuez comme ça.

De plus en plus alarmée, je grimpai l'escalier quatre à quatre à la recherche de Fergus.

Je le trouvai sur le pont en compagnie de Marsali, contemplant le sillage du navire dans lequel jouaient de grands oiseaux blancs. Il se montra légèrement plus rassurant.

— Nous ne sommes pas certains que quelqu'un en veuille à la vie de milord, expliqua-t-il. Les fûts dans l'entrepôt n'étaient peut-être qu'un accident, on a déjà vu ce genre de chose se produire. Il en va de même pour le feu dans la remise mais... 

— Une minute, Fergus, m'énervai-je en l'attrapant par la manche. Quels fûts ? Quel feu ?

— Oh ! fit-il. Milord ne vous a rien dit ?

— Milord est malade comme un chien et incapable d'aligner trois mots ! C'est une vraie tête de mule !

Marsali, qui se tenait quelques mètres derrière Fergus en feignant d'ignorer mon existence, ne put s'empêcher de pouffer de rire en entendant cette description de son beau-père. Surprenant mon regard agacé, elle s'éloigna prudemment de quelques pas et fit mine d'admirer l'océan.

— Alors ? m'impatientai-je. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

Fergus écarta une mèche rebelle du bout de son crochet.

— C'est arrivé la veille du jour où je vous ai revue, milady, chez Mme Jeanne.

Le jour même de mon arrivée à Édimbourg, quelques heures à peine avant que j'entre pour la première fois dans l'imprimerie de Jamie, celui-ci était sur les docks de Burntisland avec une équipe de six hommes, profitant de la longue nuit d’hiver pour réceptionner plusieurs tonneaux de porto acheminés avec une cargaison de farine.

— Le porto de Madère imprègne moins vite le bois des tonneaux que certains alcools, m'expliqua Fergus. On ne pourrait pas faire entrer de l'eau-de-vie de cette manière, par exemple, car les chiens la sentiraient tout de suite.

— Les chiens ?

— Oui, certains inspecteurs des douanes ont des chiens spécialement entraînés pour flairer le tabac et l'alcool de contrebande. Nous avons donc débarqué le porto en toute sécurité et nous l'avons emporté dans les entrepôts qui, officiellement, sont la propriété de lord Dundas, mais qui, en fait, appartiennent à milord et à Mme Jeanne.

— Je vois.

Décidément je n'aimais pas du tout que Jamie soit en affaires avec cette femme. Fort heureusement, Édimbourg et le bordel de Queen Street étaient déjà loin derrière nous.

— Continue, demandai-je à Fergus, ou Jamie risque de se faire trancher la gorge avant même que j'en sache la raison.

Leur butin à l'abri en attendant d'être maquillé et revendu, les contrebandiers s'étaient attardés pour boire un verre avant de rentrer chez eux. Deux d'entre eux avaient demandé à être payés rubis sur l'ongle afin de régler des dettes de jeu et d'acheter de quoi nourrir leur famille. Jamie était donc retourné dans son petit bureau à l'autre bout de l'entrepôt, où il gardait de l'argent.

Alors que les hommes se détendaient dans un coin de l'entrepôt en sirotant leur whisky, riant et plaisantant, ils avaient soudain perçu une étrange vibration. Ils avaient eu juste le temps de se mettre hors d'atteinte avant que les grands portants qui soutenaient les fûts près du bureau ne s'effondrent. Un énorme tonneau de deux tonnes avait roulé au sol en rebondissant avec grâce, avant de s'écraser dans un lac aromatique de bière, suivi quelques secondes plus tard par une cascade de ses gigantesques frères.

— Milord passait juste devant, dit Fergus. C'est vraiment un miracle qu'il n'ait pas été écrasé !

Il avait échappé d'un cheveu à l'un des tonneaux en furie et n'avait évité le second qu'on plongeant derrière un chariot abandonné qui avait dévié sa course.

— Comme je disais, reprit Fergus, ce sont des choses qui arrivent. Rien qu'à Édimbourg, une douzaine de dockers meurent chaque année dans des accidents similaires. Le problème, c'est que ce n'était pas la première fois... 

Une semaine avant l'incident des tonneaux, une petite remise remplie de paille avait pris feu alors que Jamie travaillait à l'intérieur. Une lanterne placée entre lui et la porte s'était renversée, embrasant la paille et emprisonnant Jamie derrière un rideau de flammes. La remise n'avait pas de fenêtre mais, heureusement, elle était construite en planches lâchement assemblées. Jamie avait pu en casser quelques-unes à grands coups de talon et sortir en rampant.

— Nous pensions que la lanterne s'était renversée toute seule, mais milord m'a confié que, quelques secondes à peine avant l'accident, il avait cru entendre un coup de feu tout près.

Fergus poussa un long soupir.

— Ainsi, reprit-il, nous ne savons rien de bien précis. Peut-être s'agissait-il simplement d'accidents, et peut-être pas. Mais si on considère ce qui s'est passé ensuite à Arbroath... 

— Il y a peut-être des traîtres parmi les contrebandiers, conclus-je à sa place.

— En effet, milady. Mais le plus inquiétant, c'est l'homme que le Chinois a abattu chez Mme Jeanne.

— D'après Jamie, ce ne pouvait pas être un douanier parce qu'il ne portait pas de mandat.

— Ce n'est pas une preuve, contredit Fergus. Le pire, c'est le petit livre qu'il avait dans sa poche.

— Le Nouveau Testament ? Quel rapport ?

— C'est milord lui-même qui l'avait imprimé.

— Je vois. Ou du moins, je commence à voir. Fergus hocha gravement la tête.

— Si les douaniers parviennent à remonter la filière depuis les criques où nous réceptionnons l'eau-de-vie jusqu'au bordel de Mme Jeanne, ce sera gênant, mais pas dramatique. Nous pourrons toujours trouver une autre cachette où stocker la marchandise. D'ailleurs, milord a déjà passé plusieurs accords avec différents taverniers. Mais si les agents de la Couronne établissent un lien entre le célèbre contrebandier Jamie Roy et M. Malcolm, le respectable imprimeur de Carfax Close, alors... les choses se gâteront.

En effet, s'ils découvraient que Roy et Malcolm ne faisaient qu'un, non seulement Jamie verrait ses deux sources de revenus disparaître du jour au lendemain, mais les agents ne manqueraient pas d'effectuer des recherches plus poussées. Ils ne tarderaient pas à découvrir sa véritable identité, ses activités subversives, son passé de rebelle et de traître à la Couronne. Ils auraient motif de le pendre une bonne douzaine de fois.

— Je comprends maintenant pourquoi Jamie a dit à Ian qu'il serait bon pour nous de nous réfugier en France quelque temps.

Paradoxalement, je me sentais légèrement soulagée par les révélations de Fergus. Au moins, je n'étais pas seule responsable de l'exil de Jamie. Ma réapparition avait certes précipité la crise entre lui et Laoghaire mais je n'étais pour rien dans cette histoire de douaniers.

— Parfaitement, milady. Cependant, nous ne sommes pas certains qu'il y ait un traître parmi les contrebandiers, ni si ce traître compte réellement tuer milord.

— C'est encourageant, rétorquai-je.

Si l'un des contrebandiers avait trahi Jamie pour de l'argent, ce n'était pas trop grave, le pire étant déjà fait. Mais s'il était animé par une rancœur personnelle, il pouvait décider de se venger par des moyens plus directs et plus expéditifs, maintenant que nous étions hors d'atteinte des douaniers anglais, du moins provisoirement.

— Si c'est un contrebandier qui a fait le coup, ce ne peut être qu'un des six hommes que nous avons embarqués. Ils étaient tous là quand les tonneaux sont tombés et quand la remise a brûlé. Ils sont tous déjà allés chez Mme Jeanne. Et ils étaient aussi à Arbroath, quand nous sommes tombés dans l'embuscade et que nous avons découvert le douanier pendu.

— Est-ce qu'ils sont au courant pour l'imprimerie ?

— Oh non, milady ! Milord a toujours veillé scrupuleusement à ce que personne dans le milieu de la contrebande ne connaisse son autre activité. Mais il se peut qu'un des hommes l'ait aperçu un jour dans la rue et l'ait suivi jusqu'à Carfax Close.

— De toute façon, ils connaissent tous son vrai nom, désormais. Le capitaine Raines l'appelle Fraser devant tout le monde.

— Oui, convint Fergus. C'est pourquoi nous devons rapidement découvrir si nous avons un traître à bord, milady.

Les jours passaient et l'état de Jamie ne s'améliorait pas. Nous ne rencontrions aucune tempête, mais les vents d’hiver creusaient les vagues et l’Artémis s'enfonçait parfois dans des creux de quatre à cinq mètres, remontant laborieusement sur la crête pour replonger aussitôt dans un gouffre qui semblait ne jamais finir. J'étais de plus en plus inquiète pour Jamie, toujours incapable de rien avaler sans cesser pour autant de vomir toutes les dix minutes. Murphy, amadoué par quelques grammes d'écorce d'orange en poudre et une bouteille du meilleur bordeaux de Jared, avait pris à cœur de trouver une recette qui adhérerait enfin à son estomac, semblant considérer que sa réputation de cuisinier était enjeu. Il restait prostré en contemplation mystique devant ses étagères d'épices... en vain.

Je me trouvais dans la coursive, en train de pester contre Jamie qui venait de me renvoyer de sa cabine en prétendant que je ne faisais qu'accentuer son mal, quand je vis M. Willoughby adossé à la cloison, m'observant d'un air compatissant.

— Cet homme est impossible, lui dis-je en montrant la porte de la cabine derrière moi.

— Tête de cochon, convint-il. Lui rat, ou peut-être dragon ?

— Pour ça, à lui seul il empeste comme un zoo entier, admis-je. Mais pourquoi un dragon ?

— Nous naître année du dragon, année du rat, année du mouton, année du cheval... expliqua-t-il. Chaque année différente, hommes différents. Vous savoir si Tsei-mi rat ou dragon ?

— Vous voulez savoir l'année de sa naissance ? J'avais un vague souvenir d'avoir vu des menus de restaurants chinois décorés avec les différents animaux du zodiaque, accompagnés des explications des traits distinctifs de chaque signe.

— Il est né en 1721, mais je ne sais pas à quel signe cela correspond.

— Moi croire lui rat, opina M. Willoughby. Rat très intelligent, avoir beaucoup chance. Mais dragon aussi. Tsei-mi très chaud dans lit ? Hommes dragons aimer beaucoup pan-pan.

— Pas ces derniers temps, dis-je tristement.

— Moi avoir médecine chinoise, observa M. Willoughby avec un air compréhensif. Bon pour ventre, estomac, tête. Rendre très calme et heureux.

Je haussai un sourcil intéressé.

— Vous l'avez déjà essayée sur Jamie ?

Le petit Chinois fit non de la tête, avec une expression navrée.

— Lui pas vouloir. Lui dire « Fous le camp », jeter moi par-dessus bord si moi approcher.

M. Willoughby et moi échangeâmes un regard entendu. Nous venions enfin de nous comprendre. J'entrouvris discrètement la porte de la cabine et haussai légèrement la voix :

— Vous savez que les vomissements secs à répétition sont très mauvais pour la santé.

— Très très très mauvais, confirma M. Willoughby.

— Cela érode les muqueuses de l'estomac et irrite l'œsophage.

— Hooo ! fit le Chinois, horrifié.

— Je vous assure ! Cela fait augmenter la tension artérielle et étire les muscles abdominaux. Ils peuvent même se déchirer, provoquant une hernie.

— Aaah !

— En outre, poursuivis-je en haussant encore le ton, il y a un risque de torsion testiculaire à l'intérieur du scrotum, interrompant la circulation dans cette région.

— Aïe !

— Dans ce cas, il n'y a plus qu'une seule solution pour éviter la gangrène : l'amputation.

M. Willoughby émit un sifflement ébahi. Nous tendîmes l'oreille. Derrière la porte, les froissements de draps qui avaient ponctué notre conversation s'étaient interrompus. Je lançai un regard interrogateur à M. Willoughby, qui haussa les épaules d'un air incertain. Je croisai les bras et attendis. Au bout d'une minute, un pied nu surgit de la masse de draps dans la niche et se posa sur le plancher, suivi bientôt d'un autre.

— Vous n'êtes que deux ordures ! tonna une voix grave à l'intérieur de la cabine. Qu'est-ce que vous attendez pour entrer ?

Fergus et Marsali se tenaient sur le pont, tendrement enlacés, les cheveux longs de la jeune fille flottant au vent. En entendant des pas approcher sur le pont, Fergus regarda par-dessus son épaule, écarquilla les yeux, fit volte-face et se signa.

— Pas... un... mot, s'il te plaît, siffla Jamie entre ses dents.

Fergus ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Marsali, se tournant à son tour, poussa un cri perçant.

— Papa ! Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

En voyant l'air sincèrement alarmé de la jeune fille, Jamie ravala la remarque acerbe qui lui était montée à la gorge. Son visage se détendit légèrement, faisant bouger les aiguilles en or plantées sur son front et dans ses lobes comme des antennes de fourmi.

— Ce n'est rien, grommela-t-il. Ce n'est qu'une des chinoiseries de Willoughby pour faire cesser les vomissements.

Marsali avança la main pour toucher les aiguilles plantées dans ses poignets, juste sous la paume. Il en avait trois autres dans chaque mollet, à quelques centimètres au-dessus de la cheville.

— Est-ce que...  ça marche ? demanda-t-elle.  Comment te sens-tu,

Un petit sourire apparut au coin des lèvres de Jamie. Il commençait à retrouver son sens de l'humour.

— Comme une foutue poupée entre les mains d'une ensorceleuse. Mais ça fait au moins un quart d’heure que je n'ai pas vomi, ce doit être bon signe.

Il lança un regard mauvais vers M. Willoughby et moi, qui nous tenions côte à côte près du bastingage. Puis, se tournant vers Fergus, il déclara :

— Je ne me sens pas encore de taille à sucer des cornichons, mais si tu sais où trouver un verre de bière, ce ne serait pas de refus.

Fergus s'extirpa de sa contemplation fascinée et répondit d'un air enjoué :

— Bien sûr, milord, suivez-moi.

Il tendit une main hésitante vers Jamie, puis se ravisa.

— Tu veux que je demande à Murphy de te préparer un repas ? demandai-je en voyant Jamie s'apprêter à suivre Fergus.

Il me regarda d'un air menaçant. Les aiguilles sur son front luisaient comme des cornes diaboliques.

— Ne me cherche pas, Sassenach. Je ne suis pas près d'oublier. « Torsion testiculaire », peuh !

M. Willoughby, ne prêtant pas attention à cet échange acerbe, s'était accroupi à l'ombre d'un grand tonneau. Il comptait sur ses doigts, absorbé dans ses calculs. Soudain, il redressa la tête.

— Tsei-mi pas rat, m'annonça-t-il. Pas dragon non plus. Lui naître année du bœuf.

Je regardai la grande silhouette couronnée de cheveux roux s'éloigner d'un pas lent, face au vent.

— Vraiment ? dis-je. J'aurais dû m'en douter.

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